Voyage dans le temps : 1874 à aujourd’hui, un patrimoine bien conservé.



Il aura fallu près de deux heures de route pour se rendre à La Côte-aux-Fées, une commune suisse du canton de Neuchâtel, située dans le district du Val-de-Travers. Une minuscule bourgade située à1038 mètres d’altitude, encline à satisfaire toute personne désirant se retirer du monde pour respirer un bon coup, à l’écart des métropoles, de leur brouhaha, de leur stress, de leur malbouffe et de la mauvaise humeur. A part cela, demanderez-vous, que faire dans un petit village ne comptant pas plus de 450 habitants ?



 
 

Il se trouve que cet endroit a savamment (et je reviendrai plus loin sur ce point) été choisi en 1874 par Georges-Edouard Piaget, pour fonder un atelier de fabrication de mouvements horlogers, installé dans la ferme familiale. Si les premières productions sont destinées aux maisons horlogères, la marque signera ses premiers modèles dès la fin des années 1930. En 1943, le nom « Piaget » est déposé par le fils de Georges-Edouard Piaget, Timothée, qui passera lui aussi la main à ses fils, l’année de l’inauguration d’une nouvelle manufacture, capable d’accueillir 200 artisans, toujours à La Côte-aux-Fées. Nous sommes en 1945. C’est alors que l’entreprise familiale Piaget connaîtra un véritable succès, avec deux postes clés tenus par les deux fils de Timothée, Valentin et Gérald.
 

 
 

Si à cette époque d’après guerre et de renaissance industrielle, la majorité des entreprises horlogères misent sur la distribution de masse, Piaget va se tourner vers une stratégie totalement différente, la spécialisation dans les modèles haut de gamme et extra-plats.
 

 
 

Une belle histoire pour cette manufacture, si ce n’est qu’entre la magie de l’histoire des entreprises familiales, leur création et la dure réalité de notre monde de consommation contemporain, il existe souvent un véritable fossé, pour ne pas parler d’abysse. Même si cette invitation à découvrir cette manufacture a été reçue avec bienveillance, accompagnée d’une pointe de scepticisme, je m’apprêtais à entendre une série de commentaire présentant la marque comme… la meilleure.
 

 
 

C’est Monsieur Yves Bornant, responsable des ressources humaines, qui présentera la manufacture de mouvements, car oui, de la fabrique de la Côte-Aux-Fées, il ne sort que des mouvements, pas de montres. La visite peut commencer.


En bon parisien, je suis tout de même quelque peu étonné de me faire conduire au travers des ateliers par le responsable des ressources humaines, m’attendant davantage à un responsable de production ou à un horloger. Pourtant, Monsieur Bornant fleure bon l’authenticité et, très vite, je me retrouve plongé dans un monde que je n’ai pas souvent l’habitude de côtoyer, de par ma spécialité. Il ne lui faudra pas plus de 30 minutes pour faire de moi un visiteur passionné. Il parle de Piaget, de l’histoire de la manufacture, de la Côte-Aux-fées, mais surtout, il écoute, il veut savoir ce qui me plaît, ce qui me passionne et si, je dois le mentionner, j’ai davantage l’habitude de traiter avec les contrefaçons horlogères et leur environnement pour le moins criminel, il sait qu’après tout, cela découle d’une véritable passion pour l’horlogerie, passion qui a pris naissance sans prévenir il y a bien des années maintenant.

La visite ira crescendo. Tout d’abord, présentation de quelques pièces, particulièrement soignées et peaufinées, qui permettront d’appréhender le fait que la barre des finitions est ici placée très haut. Yves Bornant est bien conscient que Piaget joue à un niveau d’exigences très élevées. Mais reste encore à élever mon niveau de conscience, chose qui ne prendra pas beaucoup de temps. En bon touriste, je me laisse guider de-ci de-là, il me montre d’autres pièces, présentées sur des plateaux feutrés, me parle des matériaux utilisés, des difficultés de fabrication puis enfin, me donne accès au premier atelier de fabrication, où je découvre quelques personnes affairées à travailler dans l’infiniment petit. Les yeux enfouis dans des loupes binoculaires, chacun s’affaire, outils à la main, à œuvrer sur une partie du mouvement. Vu comme cela, rien d’extraordinaire si ce n’est qu’avec quelques explications, je me rends compte de ce que représente le fait de fabriquer un mouvement « manufacture ».

Les présentations sont faites, j’entre maintenant dans un univers qui va me faire découvrir, comme je le mentionnais plus haut, pourquoi cette partie de Piaget n’a jamais migré vers la métropole et est restée dans ce petit village, entourée de sapins et de verts pâturages ; la tranquillité et le calme étant le dénominateur commun de cet espace dédié à l’horlogerie.

J’assiste à la fabrication de pièces qui serviront à créer un mouvement extra-plat, le calibre 838P pour être précis. 131 pièces devant tenir dans un mouvement de 2.5mm d’épaisseur avant d’être soigneusement posé, à Plan les Ouates, dans une Altiplano.

Si après les années 40, Piaget se spécialise dans les modèles haut de gamme et extra-plats, il ne peut être que constaté, en 2012, que le savoir-faire dans le domaine est parfaitement maîtrisé, non seulement, mais qu’il est toujours nécessaire d’avoir deux mains passionnées pour réaliser un mouvement extra-plat.

J’observe une horlogère plongée sur une partie d’un mouvement quantième perpétuel 855P (pas moins de 343 pièces). Elle le regarde depuis sa loupe, équipée d’un outil d’une finesse extrême, touche une pièce, prend le mouvement dans ses mains, le retourne, l’observe de nouveau, le repose, se replonge dessus, en extrait cette minuscule pièce qui semble être le centre du monde, la pose sur une autre pièce en acier, taillée pour la recevoir au micron près, attrape un autre outil, change très légèrement la forme de la pièce, la replace, puis me regarde, dans l’attente de la question technique de l’observateur connaisseur qui sait pertinemment de quoi il parle : « Vous faites quoi ? ». Elle m’explique qu’il est nécessaire de modifier légèrement la pièce afin d’éviter tout frottement, ce qui assurera le bon fonctionnement du mouvement ainsi que sa pérennité. Fort de rajouter qu’il lui faudra aussi m’expliquer que la modification de la pièce consiste à légèrement changer l’angle de son extrémité, de l’épaisseur d’un demi cheveu. Dans un mouvement normal, tout passe me dit-elle, dans un mouvement extra plat, il faut savoir s’adapter, rien n’est jamais identique.

Il est des ateliers où l’on peut observer la maîtrise du mouvement, où l’on sent les gestes bien rôdés, la machine bien huilée et professionnelle de l’horloger bien formé qui, sorti de l’école, peut se targuer d’être capable de monter et démonter un mouvement avec une dextérité à laisser perplexe tout professionnel de l’horlogerie. Ici, on peut ressentir bien davantage que cela. Si ce mouvement est infiniment petit, il est observable que l’horloger y est chez lui et la réponse à ma seconde question, bien plus pertinente que la première, confirmera ce fait : chez Piaget, il faut cinq à six ans pour former un horloger, après ses études d’horlogerie, diplôme en main, et soigneusement trié sur le volet par Monsieur Bornant lui-même. A ce propos, je qualifierai davantage le poste de ce dernier de « passeur de patrimoine » que de DRH à proprement parler. La maîtrise de l’ultra plat ne s’acquiert pas comme cela.

Et l’étonnement ne s’arrête pas là, loin s’en faut. J’assiste ensuite au long polissage de l’aiguille des minutes du mouvement tourbillon relatif 608P, et inutile ici de mentionner que cette pièce ne sera montée que lorsqu’elle sera parfaite, puis à la fabrication d’un outil spécialement conçu pour le sablage de certaines parties des boîtiers, en passant par la découpe manuelle de pièces quant à elles destinées à la nouvelle Altiplano squelette. Plus de quatre heures de voyage au cœur des nombreux mouvements de la manufacture.

Après avoir tout vu, Monsieur Bornant me présente le responsable de l’outillage, avec qui je passerai pas mal de temps, beaucoup même, à discuter. Ce monsieur est, depuis des années, un élément clé de la manufacture. Il est responsable de résoudre tous les problèmes techniques en inventant et en développant des outils qui permettront de contourner toute contrainte technique pouvant empêcher l’amélioration des mouvements. Une sorte de Géotrouvetou (pour les anciens) de l’outillage microscopique, capable de fabriquer n’importe quel outil qui saura lui aussi me subjuguer par son inventivité. Ici rien n’est établi, tout est toujours en développement, non pas dans le but de trouver ses marques, mais tout simplement pour rendre chaque pièce parfaite et unique.

Chaque calibre Piaget possède une âme, aucune montre n’est réellement identique à une autre. Enfin, il faudra venir me chercher au troisième étage, en pleine discussion avec un horloger autour du tourbillon 608P, pour me rappeler que nous devons maintenant partir pour Genève car nous avons dépassé le temps de visite de … plus de deux heures.

Dans la même lignée, je visiterai le lendemain la seconde manufacture Piaget, il faut bien que ces calibres descendent des hauteurs jurassiennes pour atterrir quelque part. C’est à Plan-Les-Ouates que ces mouvements trouveront refuge, à l’intérieur de boîtiers qui subiront eux aussi le même traitement, à savoir « Rien ne sort si ce n’est pas parfait ». Inutile de refaire le tour du propriétaire, tout est dit sur Piaget, la fabrication des mouvements a donné le ton et il ne changera pas d’un iota jusqu’à ce que la montre passe enfin au poignet de son heureux propriétaire.

Piaget peut véritablement se targuer d’être une manufacture à part entière, le patrimoine est bien gardé et bien des générations pourront encore en profiter, ce savoir-faire passant de père en fils, y compris même au sein de certains acteurs de la manufacture (les horlogers). Une entreprise familiale dans l’âme.

Fabrice Guéroux

Visite guidée :
Le savoir-faire Piaget en image...

Piaget, véritable manufacture Créativité Mouvement extra-plat
Mouvement tourbillon Tourbillon squelette Mouvement seconde rétrograde
Altiplano squelette 1200S Mouvement automatique Tourbillon relatif
Quantième perpétuel Mouvement chronographe Finitions
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